Face à la raréfaction des ressources en eau, la réutilisation des eaux usées s’impose comme une solution d’avenir. Mais cette pratique soulève de nombreuses questions juridiques complexes qui doivent être résolues pour garantir sa mise en œuvre sécurisée et durable.
Le cadre réglementaire actuel : entre incitations et contraintes
La réglementation française encadrant la réutilisation des eaux usées traitées (REUT) s’est considérablement développée ces dernières années. L’arrêté du 2 août 2010, modifié en 2014, fixe les prescriptions sanitaires et techniques applicables à l’utilisation d’eaux usées traitées à des fins d’irrigation de cultures ou d’espaces verts. Ce texte définit notamment quatre niveaux de qualité d’eau en fonction des usages et impose des contraintes strictes en termes de traitement et de suivi.
Au niveau européen, le règlement 2020/741 relatif aux exigences minimales applicables à la réutilisation de l’eau est entré en vigueur en juin 2023. Il vise à harmoniser les pratiques entre les États membres et à faciliter le recours à la REUT, tout en garantissant un haut niveau de protection de la santé humaine et de l’environnement. Ce règlement introduit de nouvelles obligations en matière d’évaluation des risques et de contrôle de la qualité de l’eau.
Les enjeux de responsabilité : un frein potentiel au développement de la REUT
La question de la responsabilité juridique en cas de dommages liés à la réutilisation des eaux usées constitue un enjeu majeur. En effet, la multiplicité des acteurs impliqués dans la chaîne de traitement et d’utilisation (collectivités, exploitants de stations d’épuration, agriculteurs, etc.) complexifie l’attribution des responsabilités en cas de problème sanitaire ou environnemental.
Le principe de précaution, inscrit dans la Charte de l’environnement, pourrait être invoqué pour engager la responsabilité des décideurs publics en cas de dommages, même en l’absence de certitude scientifique sur les risques. Cette perspective incite à la prudence et peut freiner le développement de projets innovants de REUT.
La mise en place de mécanismes assurantiels adaptés apparaît comme une piste prometteuse pour lever ces freins. Des réflexions sont en cours pour développer des produits d’assurance spécifiques couvrant les risques liés à la REUT, à l’instar de ce qui existe déjà pour d’autres activités à risque environnemental.
La protection des ressources en eau : un impératif juridique à concilier avec la REUT
La réutilisation des eaux usées soulève des questions juridiques complexes en matière de protection des ressources en eau. En effet, si cette pratique permet de réduire les prélèvements dans les milieux naturels, elle peut aussi avoir des impacts sur les écosystèmes aquatiques en modifiant les débits des cours d’eau récepteurs des rejets de stations d’épuration.
La directive-cadre sur l’eau de 2000 impose aux États membres d’atteindre le bon état écologique des masses d’eau. La mise en œuvre de projets de REUT doit donc s’inscrire dans cette perspective et faire l’objet d’une évaluation approfondie de ses impacts sur les milieux aquatiques.
Le droit des cours d’eau non domaniaux, qui régit la majorité des rivières françaises, devra être adapté pour prendre en compte les spécificités de la REUT. Des mécanismes de compensation écologique pourraient être envisagés pour maintenir les débits nécessaires à la vie aquatique.
Les enjeux sanitaires : vers un renforcement des normes et des contrôles
La protection de la santé publique est au cœur des préoccupations juridiques liées à la REUT. Les risques sanitaires associés à cette pratique (présence de pathogènes, de résidus médicamenteux, etc.) imposent un encadrement strict et évolutif.
Le Code de la santé publique devra probablement être modifié pour intégrer des dispositions spécifiques à la REUT, notamment en ce qui concerne les procédures d’autorisation et de contrôle. Le rôle des Agences Régionales de Santé (ARS) dans le suivi des projets de REUT pourrait être renforcé.
La question de la traçabilité des eaux usées réutilisées se pose avec acuité, en particulier dans le domaine agricole. Des systèmes d’information performants devront être mis en place pour suivre le parcours de l’eau du traitement à l’utilisation finale, afin de pouvoir réagir rapidement en cas de problème sanitaire.
Les défis de la gouvernance : vers une gestion intégrée de la ressource en eau
La mise en œuvre de projets de REUT nécessite une gouvernance adaptée, impliquant une coordination étroite entre les différents acteurs concernés. Le droit de l’urbanisme et le droit de l’environnement devront évoluer pour faciliter l’intégration de ces projets dans les documents de planification territoriale (SCOT, PLU, SAGE, etc.).
La création de nouvelles structures juridiques dédiées à la gestion de la REUT pourrait être envisagée, sur le modèle des Sociétés Publiques Locales (SPL) ou des Groupements d’Intérêt Public (GIP). Ces structures permettraient de mutualiser les compétences et les moyens entre les différents acteurs publics et privés impliqués dans les projets de REUT.
La question du financement des infrastructures nécessaires à la REUT devra être clarifiée sur le plan juridique. Le principe « pollueur-payeur » pourrait être appliqué pour faire contribuer les gros consommateurs d’eau à ces investissements, via une évolution de la redevance pour prélèvement sur la ressource en eau perçue par les Agences de l’eau.
Les enjeux internationaux : vers une harmonisation des pratiques
La réutilisation des eaux usées soulève des questions juridiques qui dépassent les frontières nationales, notamment dans les bassins versants transfrontaliers. Le droit international de l’eau devra évoluer pour prendre en compte cette nouvelle pratique et éviter les conflits d’usage entre États.
La Commission économique pour l’Europe des Nations unies (CEE-ONU) a entamé des travaux sur l’élaboration de lignes directrices pour la REUT dans un contexte transfrontière. Ces réflexions pourraient aboutir à l’adoption d’un instrument juridique contraignant, sur le modèle de la Convention sur l’eau de 1992.
Au niveau de l’Union européenne, le développement de la REUT pourrait conduire à une révision de certaines directives, comme la directive nitrates ou la directive eaux résiduaires urbaines, pour les adapter à cette nouvelle pratique et garantir une approche cohérente à l’échelle communautaire.
La réutilisation des eaux usées représente un défi juridique majeur pour les années à venir. L’évolution du cadre réglementaire devra concilier les impératifs de protection de la santé et de l’environnement avec la nécessité de promouvoir cette solution face à la raréfaction de la ressource en eau. Une approche pluridisciplinaire, associant juristes, scientifiques et décideurs publics, sera indispensable pour relever ce défi et construire un cadre juridique adapté et évolutif.